21/01/2013

Jean-Michel Jarre : de l’oxygène dans la tête

La France, surtout dans le domaine de la musique dite populaire, souffre d’une honteuse maladie… : « Elle est française ». On achète trop au dehors, on n’exporte pas assez. Pourtant, dans le confort d’une belle maison, un homme vit de sa musique et I’exporte. A lui tout seul, il est I’ambassadeur français de la musique synthétique, ayant vendu mondialement plus de 25 millions d’albums. Pour cela, il s’est doté des moyens….

Jean-Micbel, depuis quand possèdes tu ton studio personnel et comment s’est passé l’évolution de ton matériel ?

J’ai « commencé » mon studio dès l’âge de 14 ans, avec deux Revox et un dispatching fait main, composé de fiches Cinch et d’une boite à chaussures (bally). Côté synthés, j’avais un VCS-3, le premier a être livre en France (c’était en 66). A cette époque, je poursuivais des études, et la musique n’occupait pas tout mon temps. J’ai ensuite joué avec des groupes de rock, puis je suis entré au G.R.M. (Groupe de Recherche Musicale, lire à ce propos l’interview de J.M. Jarre parue dans D.I.S.C. N.51), et j’ai fait grossir mon matériel au fur et à mesure de mes besoins. J’étais arrivé à 4 magnétophones Revox (+ 1 qu’on me prêtait pour les mixages). Je faisais du 8 pistes sans synchro, avec des bobines à poids identique, et des repères. Ca fonttionnait étonnament bien, je pouvais travailler sur des séquences allant jusqu’à 4 minutes, sans décalage. J’ai ensuite eu un Scully 8 pistes (sur lequel j’ai enregistré oxygène). 

Mon studio actuel est I’arrière petit fils du premier.

Les synthés étaient-ils déjà polyphoniques ?

Non, mais je me débrouillais pour transformer le son des orgues et des string ensembles en prenant les sorties et en les passant par des filtres pour en faire des sons polyphoniques. Je suis passé en 16 pistes lorsque j’ai emmenagé dans mon actuelle résidence. J’ai fait construire un véritable studio avec du matériel MCI dont la fameuse console lH-600 avec automation, puis vint le 24 pistes.

La credit list de ton dernier album stipule 48 pistes…

Oui, j’ai Ioué un 24 pistes Otari et un synchroniseur BTX.

Qu’en penses-tu ?

Le BTX est un objet fantastique. En voyageant à travers les studios internationaux, je me suis aperçu que le magnétophone MCI est celui qui me donne les meilleurs résultats. Avec « Zoolook », j’ai vraiment testé beaucoup d’équipement (Neve, Studer, Qtari, S.S.L.). Je n’étais pas vraiment content et j’ai finalement mixé chez moi, sur MCI.

Je suis étonnée de ton jugement sur les machine Studer, c’est pourtant une excellente marque de magnétophones…

Oui, mais ils sont très complexes sur le plan de l’électronique, et demandent plus de règlages et d’attention. MCI est beaucoup plus simple, la console lH-600, par rapport à son prix, et même dans l’absolu, est infiniment meilleure que la S.S.L. Evidemment, je ne prends pas pour point de référence les automations où S.S.L. est beaucoup plus évoluée, je parle de la transparence en matière d’electronique, la console MCI a un minimum de barrières entre le signal produit et celui restitué .

Ton « Home Studio » n’étant pas exploité commercialement, je veux dire ayec de la clientèle, t’es-tu posé la question de sa rentabilité ?

Pour moi, c’est complètement rentable, mais je me poserais énormement de questions si j’étais dans la configuration des studios qui sont prestataires de services. Je suis assez pessimiste par rapport à la rentabilité d’un studio. Les équipements se démodent rapidement, il faut un investissement enorme, plus un temps de travail démentiel pour un ingénieur du son / proprietaire qui doit avoir en permanence le livre de comptes sur les genoux. En ce qui me concerne, la seule chose qui était faisable c’était de monter le studio petit à petit, uniquement au fur et à mesure de ce que je pouvais investir pour améliorer mon outil de travail. Ce studio est né progressivement. Si je devais le reconstituer d’un seul coup, je ne le pourrais pas, et ceux qui le font se retrouvent très vite avec des soucis. lIs prennent de la clientèle exterieure, qui se sert plus ou moins bien du matériel et le déteriore très vite. Moi je crois au Home Studio s’il est rentabilisé par la production que I’on y fait. Mon studio est un outil de création, et il ne s’améliore qu’en fonction de ça.

Comment assures-tu la maintenance ?

J’ai toujours eu quelqu’un pour s’en occuper, notre ami commun Michel Geiss, Pierre Mourey, et maintenant Denis Vanzetto, qui travaille au studio de St Nom la Bretèche. Ces personnes sont polyvalentes, elles assurent de la maintenance et de la prise de son. Cela dit, la maintenance est un problème à cause de la non disponibilité des pièces, conséquence d’un dollar élevé (peu de stock chez I’importateur). La solution est donc de vivre en vase clos et d’avoir sous la main (donc chez moi), un maximum de ces coûteuses pièces détachées. Par rapport aux pays anglo-saxons, nous en sommes au moyen-age. II faut parfois attendre 3 mois pour avoir une pièce ou une réparation.

Ce n’est pas forcément la faute du pays. Sais-tu que Sony France, qui représente M.C.l. depuis son rachat par la firme japonaise, dépend de Sony Broadcast, en Angleterre ? Une commande de pièces va d’abord à Londres, puis à Fort Lauderdale… Aux States, il y a un dealer pour deux Etats, les pièces circulent donc plus vite, c’est le système d’exclusivité qui est en cause, pas les gens !

O.K., mais c’est un handicap qui a des répercussions dramatiques sur le plan de la création artistique. Pour arriver à un degré de qualité ici, il faut faire des miracles. Aux U.S.A., pour la même qualité, c’est le standard normal. A mon avis, la grosse différence entre les deux pays, ce n’est pas une question de talent, mais un problème de structure. Je te donne un exemple : tu prends deux ingénieurs de niveau équivalent, I’un en France, I’autre aux States, tu les laches dans la vie professionnelle. 5 ans après, I’américain aura beaucoup plus évolué, Pourquoi ? Parce qu’il aura vécu son métier dans un univers structuré, il se sera concentré d’avantage et non éparpillé dans des galères. Si on ne prend pas conscience de cela, on se retrouve face à des problemes de créativité.

Les choses semblent changer. On fait des efforts à la base, à I’ecole. Mais crois-tu que les hommes sont prêt, eux, à changer ?

Le côté débrouillardise, bout d’ficelle, ça fait partie de I’esprit français non ?

Je ne suis pas contre le côté bout d’ficelle, quand on sait de quoi on parle. Malheureusement ici, on discute de tout, et même de ce que I’on ne connait pas. Quand un gadget nouveau sort chez Lexicon, tout le monde aux U.S.A. s’informe, I’essaie. Ici, on lit un communiqué ou un compte-rendu de salon, on en discute, et on I’achète quand on est sûr que le concurrent I’a déjà. On est des sous-développés en matière d’audio. C’est plus un problème de comportement.

Quel est ton point de vue en matière de numérique ?

Mon album a été mixé sur P CM F1 et transféré sur le 1610 pour la gravure. Je suis pour le digital mais je le mets à sa juste valeur. En 76 cm/s et demi pouce j’ai de meilleurs résultats quant à la chaleur du son. II faudra attendre des systèmes 32 bits pour atténuer ces problèmes de découpage, qui donnent une certaine froideur. Et puis, le multipiste numérique n’est pas rentable.

Parlons un peu de ton album « Zoolook », Qu’est ce qui a guidé le choix de l’emploi de différents langages (hongrois, Eskimo, Pigmée, Malgache, Japonais etc ».), leur son ?

Tu as raison. C’est essentiellement pour leur sonorités. Je n’ai pas voulu faire un disque ethnique. Ca correspond à une vieille idée: travailler la matière vocale, non comme un support de paroles, mais comme d’un instrument. C’est un peu comme dans I’opéra. On connait généralement le livret, on s’intéresse à la voix comme un élément de la musique.

En choisissant des langages aussi variés, tu as pu découvrir des gammes de fréquences différentes de celles auxquelles nous sommes habitués ?

C’est exactement cela, il y a des fréquences qui font varier les tessitures. L’expérience était fort intéressante, notamment au niveau du traitement des voix. Je m’explique : si tu prends I’image d’un visage, et que tu commences à le déformer en tirant dessus, ça devient très vite monstrueux. Avec les voix, c’était pareil. Au fur et à mesure que j’explorais les possibilités, en trafiquant le pitch vocal, j’aboutissais à de curieux effets, et cela remettait en cause mon travail.

Entre « Oxygène » et « Zoolook », que de chemin parcouru ! Et les critiques sont unanimement assez élogieuses en ce qui concerne ce dernier album, As-tu conscience de faire évoluer les habitudes du public ?

Je le souhaite, mais ce n’est pas à moi d’en juger. Je ne considère pas ce disque comme difficile ou experimental. Certes, nous sommes habitués à entendre de la musique directement consommable, et cet album demande un peu d’attention. Voila, nous nous sommes un peu égarés du studio…bien que… sans ce studio, sans cette ambiance de travail, choisie avec tant de patience, « Zoolook » n’aurait probablement pas vu le jour. En tous cas, pas comme ça

Gisele R. Clark

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